Le Berjagel

C’était un homme grand et sec. Une ombre à peine tangible, muette et digne.

Il était apparu, un jour, dans le salon ou nous tenions nos parties de cartes quotidiennes. Assis à la table voisine, les jambes tendues devant lui et les yeux perdus dans le vide, il sirotait lentement la boisson locale.

Son aspect peu habituel et la part de mystère qui se dégageait de sa personne avaient immédiatement alimenté nos conversations. A voix basse, en jetant de temps à autre des regards furtifs à sa table, nous avions échangé mutuellement nos folles suppositions sur sa présence.

A en croire certains, il ne pouvait s’agir là que d’un indien du sud mis au ban par sa tribu, venu finir ses jours reclus dans notre paisible village. Pour d’autres, son éloquent silence ressemblait plutôt à un acte de pénitence, après quelque crime passionnel impuni comme il s’en déroule tant dans nos campagnes désertes.

Puis, au fil des jours, sa présence était devenue banale, presque rassurante de régularité. Il faisait partie du décor et nous nous serions étonnés de ne pas le trouver à sa place à notre arrivée.

Une fois, enhardis par l’alcool, deux d’entre nous s’étaient même approchés de lui, tentant de nouer la conversation sans succès. Un signe de tête de sa part, sans animosité, nous avait fait comprendre qu’il préférait rester seul.

Pourtant, quelques mois après son arrivée, il avait prit un soir sa chaise à bout de bras et l’avait conduit lentement à notre table. Après un regard circulaire, il l’avait posée à ma droite et s’y était assis, jambes tendues, dans la position que nous lui avions toujours connue. Nous nous étions tous regardé quelques instants, piteusement intimidés par sa sombre présence.

Puis, après quelques instants, j’avais courageusement battu nos cartes et nous avions repris notre partie, intégrant notre nouveau spectateur au décor. Il avait dès lors pris l’habitude de nous rejoindre de la sorte au cours de la soirée, semblant apprécier la calme concentration de nos jeux.

En contrepartie de ce calme absorbé, il était parfois la proie de mouvements violents, brefs et intenses. Je me souviens par exemple qu’au cours de nos parties nous accueillions quelques fois un étranger de passage à se joindre à nous. Lors de l’une d’entre elles, un voyageur de commerce, d’abord pétri d’insuffisance, nous avait très vite accusé de tricherie. Le type s’énervait seul depuis quelques minutes, vociférant des insultes malgré notre bonne foi, quand notre silencieux compagnon s’était levé, d’un seul mouvement. Apparaissant subitement derrière le petit homme, il l’avait alors simplement saisi par le col de sa veste sans efforts apparents et l’avait emmené à bout de bras vers la porte.

Nous nous étions mutuellement regardés autour de la table, surpris de découvrir un tel déchaînement de force chez notre silencieux compagnon, honteux de l’avoir finalement intégré parmi nous sans chercher à le connaître.

Puis il était revenu s’asseoir, le visage toujours muet, avait esquivé un geste de négation comme pour souligner le peu d’importance de son acte, nous encourageant à jouer. Nous avions repris nos cartes et continué notre partie, d’abord soucieux puis, pris par le jeu, en oubliant toute l’histoire.

Après quelques heures, quand nous nous levions pour partir, il abandonnait sa chaise et nous suivait au dehors. Il passait les nuits, enveloppé dans sa longue cape au pied d’un arbre en bordure du village, insensible aux intempéries. La journée, il reposait simplement assis sous son arbre, impassible, ne se mettant en mouvement que pour rejoindre le salon à la nuit tombée.

Quelques rares fois, comme pour compenser sa trop longue inertie, il s’essayait aux travaux du village, réalisant en un après-midi le travail d’une semaine. Il se débarrassait alors de sa veste, dévoilant un torse creux et des longs bras noueux, décrochait une hache ou une scie et se mettait à la tâche avec rage, sans qu’un seul soupir ou gémissement ne vienne rompre son silence.

Il nous semblait à tous qu’il resterait chez nous jusqu’à la mort, comme une inébranlable présence.

Mais un soir, quelques années plus tard, le tenancier du salon où nous tenions nos parties reçut un gros colis de la ville. Le gérant s’empressa de le déballer devant nous, dévoilant ainsi le premier gramophone que nous avions l’occasion de voir au village. L’assistance, excitée par la nouveauté, se massa autour de l’engin attendant du gérant qu’il le fasse chanter. Après quelques essais maladroits de sa part, une tonitruante musique s’en échappa, faisant éclater de rire un public déjà conquis.

Alors, notre hôte silencieux se leva de la chaise. Dépliant son long corps, il épousseta lentement son gilet alors que tous les regards passaient alternativement de lui au gramophone, dont émanaient toujours les complaintes d’une trompette. Il s’avança silencieusement vers la porte, se retourna pour nous englober tous d’un dernier regard avant d’enjamber le perron et de disparaître dans la nuit.

Nous ne devions plus jamais le revoir.