Hier, je me suis rencontré.
Jattendais patiemment mon train au milieu de la foule, jetant des coups dil discrets à mes voisins. Je profitais de la proximité si rare de mes semblables pour noter quelques observations sur leurs murs et coutumes. Javais auparavant remarqué que quelques informations négligemment glanées se révélaient parfois très utiles en cas dinteraction sociale poussée.
Quelques fois même mon regard sabandonnait sur une courbe gracile au détour dun vêtement entrouvert ou soulevé par le vent. Mon esprit encore engourdi par sa récente nuit se noyait lentement dans limagination de la chair sous le tissu
Jen étais là, hier matin, spectateur discret dun monde anonyme. Lorsque tentant une énième fois de croiser le regard de la frêle adolescente sur ma droite, je me suis aperçu. Jétais là, à peine à quelques mètres de moi, la tête haute et les yeux dans le vague. Je ne me suis pas immédiatement reconnu ; jai dabord cru à une erreur ; je ne mattendais pas à me rencontrer si tôt, si vite. Mais jai vite du en convenir : il sagissait bien de moi. Nallez pas croire que je veux parler ici dune ressemblance même frappante, dun sosie ou dun clone. Les choses allaient bien au-delà du simple aspect physique. Ils y avaient là sur quelques mètres de quai un seul être en deux exemplaires. Je le savais, comme depuis toujours.
Ma première impulsion fut daller me trouver pour partager ensemble mes retrouvailles. Mais, retenu malgré moi, je reculais juste de quelque pas réduisant ainsi la chance que mon autre moi ne me découvre. Dans mon for intérieur, je me donnais quelques instants pour réfléchir aux conséquences de cette découverte.
Je me regardais pensivement. Je paraissais tellement insouciant, à mille lieues du drame qui se jouait dans mon dos. Dans quelques instants pourtant, mon arrivée inopportune allait terrasser ma naïve vanité dêtre unique. Je sombrerai sûrement dans la folie, hanté à jamais par la vision de mon double.
Je décidais de ne pas me rejoindre.
Après mes premiers instants démoi à lidée de rencontrer enfin la seule personne apte à me comprendre, je me rendais lentement compte des difficultés que cet événement présageait. Cet homme, cet autre moi, pouvait à tout instant prétendre devenir moi. Il lui suffisait de me faire disparaître et il serait moi à ma place alors quil nétait encore que moi à sa place.
Je savais maintenant que javais eu raison de mabstenir daller le trouver. Il ne lui aurait pas fallu longtemps pour comprendre tout lintérêt quil avait à devenir moi chez moi. Imaginez un peu quil était déjà moi. Pourquoi sarrêter son ambition si près du but ? Il lui suffisait juste dun petit suicide maquillé en meurtre – ou linverse. Ce cas étant de toute façon sans antécédents dans les anales de la police, il ne risquait pas grand-chose. Il avait tout à gagner.
Je courrais un grave danger. Le seul moyen den sortir indemne était de faire montre de davantage de perfidie que lui. Javais eu la chance inespérée de le voir avant quil ne me voie. Cet avantage, ce signe des dieux, je devais lexploiter pour me débarrasser de lui avant que lenvie ne lui prenne.
Il nétait quà quelques dizaines de centimètres du bord du quai. Jétais placé légèrement derrière lui et il me suffisait de tendre le bras pour effleurer son dos. Il me suffisait donc dattendre le passage dun train pour le pousser sous les roues. Je pourrais ensuite reprendre mes pérégrinations quotidiennes sans état dâme, simplement coupable davoir corriger une aberration de la nature. Lun de moi était de trop sur cette terre.
Pourtant je soupçonnais quil ne serait pas facile de me tuer froidement. Jimaginais déjà mon masque de peur à lapproche de la mort. Mes cris, mes gestes désespérés pour me rattacher à la vie piteusement incarnée par lécharpe grise de ma voisine de quai. Comment peut-on décemment supporter de se voir mourir aux premières loges ? Tuer et mourir dun seul acte, définitivement trop pour un seul homme
Jen étais là de mes interrogations muettes, quand mon train, notre train, se présenta en gare. Docile je me laissais porter par la foule et je montais dans le wagon qui me faisait face.
Deux fois.
Je massis à quelques sièges dintervalle, légèrement en retrait pour continuer à mobserver. Je nétais toujours pas fixé sur mes intentions. Je maccordais le temps du trajet pour décider de la conduite à tenir.
Je sortis un livre de mon sac et jentrepris sa lecture. Doù jétais placé, je pouvais voir le titre. Je navais pourtant nul besoin de lire. Je connaissais par cur lillustration de la couverture et je reconnaissais même les cornes et les plis que je lui avais infligés par trop de lectures. « La méprise » de Nabokov.
De temps à autre, je levais la tête, brusquement tiré de ma lecture. Le sourire aux lèvres, je jetai alors un coup dil circulaire au wagon avant de me replonger dans mon livre.
Les stations passaient les unes après les autres. La foule présente dans la wagon croissait à chaque arrêt. Je ne me voyais plus qualéatoirement au gré des cahots, entre le cabas dune grosse ménagère et le dos rond dun vieux monsieur. Je ne savais pas quelle conduite adopter mais je savais une chose : je ne voulais pas me perdre.
A un moment, un cahot plus fort menvoya le nez contre le postérieur dune jeune dame debout dans lallée centrale. Quelques excuses maladroites plus tard, je regagnais ma place. De là, je cherchais vivement mon double des yeux. Sa place était vide !
En un instant la sueur me gagna. Je ne sentais plus mes membres, je ne voyais plus ni la foule entassée, ni le wagon, ni le tunnel sombre et froid du métro. Mon deuxième moi ne métait connu que depuis quelques minutes mais déjà son absence éclipsait tout le reste.
Je me levai précipitamment et me dirigeai rapidement vers son ancienne place bousculant les gens sur mon passage. Je jetai un coup dil à la ronde, affolé
Jétais là, debout devant la porte, prêt à descendre à la prochaine station ! Je me remis à respirer, le souffle court après langoisse. Le métro sarrêta, je mengouffrai à ma suite entre les portes. Sur le quai je louvoyais à travers la foule, empruntais le premier escalier et me retrouvai à lair libre. Quelques mètres de trottoir, une fois à droite, deux fois à gauche, et je mengouffrai sous une porte cochère. Je ne pouvais décemment pas me suivre ainsi sans motif. Je décidais de minstaller dans un café de lautre côté de la rue.
Assis dans la salle sombre, je contemplais pensivement la porte cochère sous laquelle je venais de disparaître. Jhésitais fortement à considérer cette disparition comme définitive. Je navais quà me lever, puis régler ma consommation et sortir dun pas tranquille. Je marcherai un peu dans la ville, laissant le froid mengourdir peu à peu. Je passeraispar le parc, masssirai sur un banc, observerai les enfants et leurs nurses. Jessaierai doublier cette apparition fantomatique.
Jen venais à douter de cette rencontre. Javais du prendre pour moi un individu quelconque, frappé par une ressemblance extrême. Je paraissais convaincu quil soit un autre moi mais je nen avais aucune preuve, juste un sentiment inné. Je dormais mal depuis quelques temps, mon docteur mavait conseillé déviter les émotions fortes. Je lavais rêvé.
Pris de doute, je sortais en trombe du café, jetant dix fois le prix de la consommation sur le comptoir miteux. Je traversais la rue sans hésitation, manquant de me faire renverser par un livreur en motocyclette. Je mengouffrai résolument sous la porte cochère.
Je me retrouvais dans une cour intérieure pavée. Un homme repeignait les volets de lunique petite fenêtre qui donnait sur la cour. Il leva la tête à mon approche. Ses traits esquissèrent un masque de surpris quil camoufla bien vite derrière un sourire obséquieux. Bonjour Monsieur. Belle journée nest ce pas ?
Jacquiesçais dun signe de tête et je fonçais vers la porte entrouverte. Je montais lescalier jusquau premier palier. Sy trouvaient deux portes. Celle de gauche portait linscription dorée du cabinet de praticien ; celle de droite vitrée et poussiéreuse laissait tout de même deviner les mots « détective privé ».
Détective privé ! Il était clair que mon double occupait cette fonction ; il se cachait derrière cette porte. Moi-même si le choix men avait été donné jaurais aussitôt endossé cette étiquette. Mais le destin en avait décidé autrement et je ressentais encore en moi une petite déception quand jimaginais les merveilles dingéniosité que jaurais pu dévoiler. Combien de crimes dit parfaits et de criminels insoupçonnés aurai-je pu démasquer. Jaurais été le recours ultime pour toutes les énigmes policières du siècle.
Ce métier, tant envié, mon double loccupait. Alors que la perspective de devenir un limier du crime me semblait à jamais éloigné de la réalité, japprenais que jen faisais déjà partie et depuis peut-être longtemps.
Depuis cette rencontre inattendue, javais accepté que nous soyons deux moi. Sans jamais me poser la question si, sur les deux, lun était plus légitime que lautre. Je ne me létais jamais posé certes mais, sans le formuler, je considérais comme acquis que jétais loriginal. Ce deuxième moi était réduit à mes yeux comme une excroissance qui aurait tenté de prendre sa liberté.
Mais la découverte que cet autre moi occupait la fonction dont je rêvais depuis toujours me forçait à revoir mes prétentions à la primeur. Je ressentais le choc même que je voulais méviter ce matin. Dêtre humain unique je devenais soudainement une doublure, une ombre, une copie ratée.
Mes jambes faiblissaient, je me laissais glisser le long du mur jusquà masseoir devant la porte.