Je suis flic

Je n’ai aucune espèce d’affinité avec les morts. Beaucoup de mes collégues pensent que la conversation avec un cadavre a quelque chose de plus efficace, qu’elle court directement à l’essentiel, débarassée de toute l’hypocrisie de circonstance qu’on réserve aux vivants. Je ne suis pas de cet avis.

Mon boulot ne consiste pas à écouter les morts. Quand je suis dépéché sur un affaire, le temps de parole des victimes est définitivement écoulé. Sur une scène de crime, l’assassin est le seul qui s’exprime. Il me faut l’écouter, le comprendre, le deviner pour l’identifier. Je dois cerner les événements qui ont fait d’un individu un meurtrier, un déviant, quelqu’un qui a cru posséder le pouvoir d’oter la vie. Par son acte, l’assassin a gagné ce qu’il a définitivement enlevé à ses victimes : toute mon atttention.

Les morts sont irrécupérables. La vengeance ne les raménera pas. Les victimes sont toujours inutiles. Mon boulot n’est pas de punir, il est trop tard pour encore l’espérer. Il est encore moins de venger, rien ne peut réparer un meurtre. Je suis là pour arréter le meurtrier, l’empécher de recommencer et empécher à travers lui tous ceux qui hésitent encore à passer à l’acte. En matière de meurtre, il n’y a pas de justice. Les vivants doivent être protégés, les morts ne peuvent plus que prétendre à l’oubli.

Je m’appelle Arthur Faisandier, je suis flic.

J’ai toujours été flic.

Enfant de salaud !

Vas y entre ! Un peu tard pour jouer les effarouchées…

Alors c’est toi, le fils Mazart.. J’ai bien connu ton paternel : une sacrée tête brulée que c’était, toujours à chercher la noise. Ca a finit par lui jouer des tours mais j’t’apprends rien.

Mais on est pas là pour faire du sentiment, je vais pas te conter fleurette. Ici gamin, on est dans les affaires. Passée la porte, y a que le business qui compte. La famille, les amis tu les laisses au vestiaire. Si tu regardes en arrière, t’avances pas droit. Et quand il s’agit de remettre dans le droit de chemin, je sais y mettre la manière, crois moi !

Mais attention ! On n’est pas des brutes. S’agit d’y mettre la forme : la main au panier certes mais la bouche en coeur. Avec mes gars, on a l’amour du travail bien fait. La mise bien propre et le sens de la formule, voilà ce qu’il faut savoir manier. Pas de raison de sortir l’artillerie à tout bout de champ. Ca effraie le pigeon et ça fait mauvais genre.

La jeunesse, je suis pas pour! Si je t’embauche, c’est pas de gaieté de coeur, mais avec l’équipe de bras cassés que j’ai, je peux bientôt fonder un hospice. Avec mes gars, on a tout fait. Chaque gros coup nous a laissé son lot de souvenirs, cicatrices et fractures. On a sauvé notre peau mais elle en garde les traces. Alors les p’tits jeunots, pétaradant comme des coqs sans avoir connu le feu, ça me fout en rogne. Le métier tu l’as pas d’instinct, ça se travaille, ça se fignole. Alors c’est facile ! Si tu marches, tu la fermes, t’ouvres grand les oreilles et t’en perds pas une miette.

Tu feras équipe avec Roger l’asticot. Roger, c’est un fère pour moi. Têtu comme une mule mais le coeur sur la main. Pas son pareil pour repérer la maréchaussée. Je compte plus les fois où on s’en est sorti juste grâce à son flair.

Mes hommes sont pas des tendres, ils ont ça dans le sang. Si tu file droit t’es de la famille. Jamais on t’laissera dans le pétrin. Mais tente seulement de jouer à la combine et ils te tomberont dessus ‘si sec. Alors fais pas le mariole ! Si tu cherches à me coincer, t’auras vite fait de comprendre la signification du mot « douleur ».

Allez file, j’t’ai assez causé. J’epère que t’as saisi le discours, j’aime pas trop me répéter. Je te donne ta chance, bonhomme ! A toi de jouer, s’agirait d’en faire bon usage…

Roger ! Met le au parfum tu veux.

Alter ego

Hier, je me suis rencontré.


J’attendais patiemment mon train au milieu de la foule, jetant des coups d’œil discrets à mes voisins. Je profitais de la proximité si rare de mes semblables pour noter quelques observations sur leurs mœurs et coutumes. J’avais auparavant remarqué que quelques informations négligemment glanées se révélaient parfois très utiles en cas d’interaction sociale poussée.

Quelques fois même mon regard s’abandonnait sur une courbe gracile au détour d’un vêtement entrouvert ou soulevé par le vent. Mon esprit encore engourdi par sa récente nuit se noyait lentement dans l’imagination de la chair sous le tissu.

J’en étais là, hier matin, spectateur discret d’un monde anonyme. Lorsque tentant une énième fois de croiser le regard de la jeune femme sur ma droite, je me suis aperçu. J’étais là, à peine à quelques mètres de moi, la tête haute et les yeux dans le vague. Je ne me suis pas immédiatement reconnu ; j’ai d’abord cru à une erreur ; je ne m’attendais pas à me rencontrer si tôt, si vite. Mais j’ai vite du en convenir : il s’agissait bien de moi. N’allez pas croire que je veux parler ici d’une ressemblance même frappante, d’un sosie ou d’un clone. Les choses allaient bien au-delà du simple aspect physique. Ils y avaient là sur quelques mètres de quai un seul être en deux exemplaires. Je le savais, comme depuis toujours.

Ma première impulsion fut d’aller me trouver pour partager ensemble mes retrouvailles. Mais, retenu malgré moi, je reculais juste de quelque pas réduisant ainsi la chance que mon autre moi ne me découvre. Dans mon for intérieur, je me donnais quelques instants pour réfléchir aux conséquences de cette découverte.

Je me regardais pensivement. Je paraissais tellement insouciant, à mille lieues du drame qui se jouait dans mon dos. Dans quelques instants pourtant, mon arrivée inopportune allait terrasser ma naïve vanité d’être unique. Je sombrerai sûrement dans la folie, hanté à jamais par la vision de mon double.

Je décidais de ne pas me rejoindre.


Après mes premiers instants d’émoi à l’idée de rencontrer enfin la seule personne apte à me comprendre, je me rendais lentement compte des difficultés que cet événement présageait. Cet homme, cet autre moi, pouvait à tout instant prétendre devenir moi. Il lui suffisait de me faire disparaître et il serait moi à ma place alors qu’il n’était encore que moi à sa place.

Je savais maintenant que j’avais eu raison de m’abstenir d’aller le trouver. Il ne lui aurait pas fallu longtemps pour comprendre tout l’intérêt qu’il avait à devenir moi chez moi. Imaginez un peu qu’il était déjà moi. Pourquoi s’arrêter son ambition si près du but ? Il lui suffisait juste d’un petit suicide maquillé en meurtre – ou l’inverse. Ce cas étant de toute façon sans antécédents dans les anales de la police, il ne risquait pas grand-chose. Il avait tout à gagner.

Je courrais un grave danger. Le seul moyen d’en sortir indemne était de faire montre de davantage de perfidie que lui. J’avais eu la chance inespérée de le voir avant qu’il ne me voie. Cet avantage, ce signe des dieux, je devais l’exploiter pour me débarrasser de lui avant que l’envie ne lui prenne.

Il n’était qu’à quelques dizaines de centimètres du bord du quai. J’étais placé légèrement derrière lui et il me suffisait de tendre le bras pour effleurer son dos. Il me suffisait donc d’attendre le passage d’un train pour le pousser sous les roues. Je pourrais ensuite reprendre mes pérégrinations quotidiennes sans état d’âme, simplement coupable d’avoir corrigé une aberration de la nature. L’un de moi était de trop sur cette terre.

Pourtant je soupçonnais qu’il ne serait pas facile de me tuer froidement. J’imaginais déjà mon masque de peur à l’approche de la mort. Mes cris, mes gestes désespérés pour me rattacher à la vie piteusement incarnée par l’écharpe grise de ma voisine de quai. Comment peut-on décemment supporter de se voir mourir aux premières loges ? Tuer et mourir d’un seul acte, définitivement trop pour un seul homme.


J’en étais là de mes interrogations muettes, quand mon train, notre train, se présenta en gare. Docile je me laissais porter par la foule et je montais dans le wagon qui me faisait face.

Deux fois.

Je m’assis à quelques sièges d’intervalle, légèrement en retrait pour continuer à m’observer. Je n’étais toujours pas fixé sur mes intentions. Je m’accordais le temps du trajet pour décider de la conduite à tenir.

Je sortis un livre de mon sac et j’entrepris sa lecture. D’où j’étais placé, je pouvais voir le titre. Je n’avais pourtant nul besoin de lire. Je connaissais par cœur l’illustration de la couverture et je reconnaissais même les cornes et les plis que je lui avais infligés par trop de lectures. « La méprise » de Nabokov.

De temps à autre, je levais la tête, brusquement tiré de ma lecture. Le sourire aux lèvres, je jetai alors un coup d’œil circulaire au wagon avant de me replonger dans mon livre.


Les stations passaient les unes après les autres. La foule présente dans la wagon croissait à chaque arrêt. Je ne me voyais plus qu’aléatoirement au gré des cahots, entre le cabas d’une grosse ménagère et le dos rond d’un vieux monsieur. Je ne savais pas quelle conduite adopter mais je savais une chose : je ne voulais pas me perdre.

A un moment, un cahot plus fort m’envoya le nez contre le postérieur d’une jeune dame debout dans l’allée centrale. Quelques excuses maladroites plus tard, je regagnais ma place. De là, je cherchais vivement mon double des yeux. Sa place était vide !

En un instant la sueur me gagna. Je ne sentais plus mes membres, je ne voyais plus ni la foule entassée, ni le wagon, ni le tunnel sombre et froid du métro. Mon deuxième moi ne m’était connu que depuis quelques minutes mais déjà son absence éclipsait tout le reste.

Je me levai précipitamment et me dirigeai rapidement vers son ancienne place bousculant les gens sur mon passage. Je jetai un coup d’œil à la ronde, affolé.

J’étais là, debout devant la porte, prêt à descendre à la prochaine station ! Je me remis à respirer, le souffle court après l’angoisse. Le métro s’arrêta, je m’engouffrai à ma suite entre les portes. Sur le quai je louvoyais à travers la foule, empruntais le premier escalier et me retrouvai à l’air libre. Quelques mètres de trottoir, une fois à droite, deux fois à gauche, et je m’engouffrai sous une porte cochère. Je ne pouvais décemment pas me suivre ainsi sans motif. Je décidais de m’installer dans un café de l’autre côté de la rue.

Assis dans la salle sombre, je contemplais pensivement la porte cochère sous laquelle je venais de disparaître. J’hésitais fortement à considérer cette disparition comme définitive. Je n’avais qu’à me lever, puis régler ma consommation et sortir d’un pas tranquille. Je marcherais un peu dans la ville, laissant le froid m’engourdir peu à peu. Je passerais par le parc, m’assoirais sur un banc, observerai les enfants et leurs nurses. J’essaierais d’oublier cette apparition fantomatique.

J’en venais à douter de cette rencontre. J’avais dû prendre pour moi un individu quelconque, frappé par une ressemblance extrême. Je paraissais convaincu qu’il soit un autre moi mais je n’en avais aucune preuve, juste un sentiment inné. Je dormais mal depuis quelques temps, mon docteur m’avait conseillé d’éviter les émotions fortes. Je l’avais rêvé.

Pris de doute, je sortais en trombe du café, jetant dix fois le prix de la consommation sur le comptoir miteux. Je traversais la rue sans hésitation, manquant de me faire renverser par un livreur en motocyclette. Je m’engouffrai résolument sous la porte cochère.


Je me retrouvais dans une cour intérieure pavée. Un homme repeignait les volets de l’unique petite fenêtre qui donnait sur la cour. Il leva la tête à mon approche. Ses traits esquissèrent un masque de surpris qu’il camoufla bien vite derrière un sourire obséquieux. Bonjour Monsieur. Belle journée n’est ce pas ?

J’acquiesçais d’un signe de tête et je fonçais vers la porte entrouverte. Je montais l’escalier jusqu’au premier palier. S’y trouvaient deux portes. Celle de gauche portait l’inscription dorée du cabinet de praticien ; celle de droite vitrée et poussiéreuse laissait tout de même deviner les mots « détective privé ».

Détective privé ! Il était clair que mon double occupait cette fonction ; il se cachait derrière cette porte. Moi-même si le choix m’en avait été donné j’aurais aussitôt endossé cette étiquette. Mais le destin en avait décidé autrement et je ressentais encore en moi une petite déception quand j’imaginais les merveilles d’ingéniosité que j’aurais pu dévoiler. Combien de crimes dit parfaits et de criminels insoupçonnés aurai-je pu démasquer. J’aurais été le recours ultime pour toutes les énigmes policières du siècle.

Ce métier, tant envié, mon double l’occupait. Alors que la perspective de devenir un limier du crime me semblait à jamais éloigné de la réalité, j’apprenais que j’en étais déjà un et depuis longtemps peut-être.


Depuis cette rencontre inattendue, j’avais accepté que nous soyons deux moi. Sans jamais me poser la question si, sur les deux, l’un était plus légitime que l’autre. Je ne me l’étais jamais posé certes mais, sans le formuler, je considérais comme acquis que j’étais l’original. Ce deuxième moi était réduit à mes yeux comme une excroissance qui aurait tenté de prendre sa liberté.

Mais la découverte que cet autre moi occupait la fonction dont je rêvais depuis toujours me forçait à revoir mes prétentions à la primeur. Je ressentais le choc même que je voulais m’éviter ce matin. D’’tre humain unique je devenais soudainement une doublure, une ombre, une copie ratée.

Mes jambes faiblissaient, je me laissais glisser le long du mur jusqu’à m’asseoir devant la porte.

Caméra au poing

Une rue sombre bordée de quelques lampadaires. Caméra au ras du sol dans la perspective de la rue, légère contre-plongée. Pas un chat, pas un bruit.

Une double-lueur au coin de la rue apparaît. La silhouette d’une voiture se découpe sur la lumière de l’enseigne d’un café. Une Mustang Shelby. Elle tourne. A quelques dizaines de mètres de la caméra, le conducteur coupe les phares, on ne distingue pas son visage.

Elle ralentit silencieusement pour venir se garer le long du trotoir. Le cheval du logo emplit l’écran.

Caméra toujours au ras du sol, gros plan sur le bas de la portière. Elle s’ouvre. Un premier pied puis un deuxième se posent sur le macadam, chaussures vernies italiennes.

Travelling vertical. Longue gabardine, mains dans les poches. Col relevé, menton volontaire, cigare aux lèvres. Yeux froids et calculateurs, chapeau de feutre mou.

Plan américain, il jette un coup d’oeil, gauche, droite. Plan d’ensemble, il traverse la rue. Vue subjective, il enfonce la mince porte de tôle d’un coup de pied rageur.

Plans saccadés, à l’intérieur. Quatre homme se lèvent et attrapent leurs armes. Coups de feu, rafale. Un homme s’écroule immédiatement, ralenti sur la chute. Eclairs lumineux, la poudre s’exprime.

Les hommes tombent un à un. Ils jonchent le sol. Gros plan sur le héros :

– césuikiledikilié

Timothée

Comment décrire son arrivée ? Nous ne le connaissions pas, nous ne l’avions jamais vu mais sa présence s’est révélée subitement. En un instant il est devenu membre de nos vies comme s’il avait toujours été là.

Nous étions jeunes, en primaire. Pendant la récré, nous jouions aux billes, au chat, enfin à tous ces trucs que l’on regrette une fois adolescent. Tout absorbés à nos démonstrations d’adresse, nous ne prêtions que peu d’attention à nos petits camarades.

Mais l’une de nos billes vint heurter les pieds d’un petit garçon. Il semblait suivre la partie depuis déjà longtemps. Il ne parlait pas et nous ne le connaissions pas. Je n’osais pas récupérer la bille et un silence gêné s’installa.

Alors, lentement, il se baissa et prit la bille dans le creux de sa main. Il la porta à ses lèvres et lui souffla doucement dessus. Il semblait totalement absorbé par son geste. Nous ne pipions mot, ébahis. Il fit ensuite rouler la petite sphère de verre sur sa paume, lentement puis de plus en plus vite.

Enfin, il arrêta son jeu, et tendit la main vers moi :

– Tiens.

Je la pris sans mot dire. De ce jour, nous acceptâmes sa présence continue à nos côtés, ses remarques rares et sibyllines, son indifférence appuyée. Lorsque nous tentions d’en apprendre sur lui, nous nous heurtions toujours à son mutisme. Les gens à qui nous en parlions, déclaraient toujours ne l’avoir jamais vu.

Un jour, au bout d’un an de sa présence sans même connaitre son prénom, il nous annonça « vous pouvez m’appeler Timothée ». C’était sa décision, le fruit de sa réflexion. Nous ne l’appelâmes plus autrement…